Benoît XVI, le
pape qui a vu «le visage défiguré» de l’Eglise/ Paolo Flores d’Arcais
Libération
|
24 de febrero de 2013
«Il
n’y a pas de place pour un pape émérite», déclara sèchement Karol Wojtyla en
l’année 1994, pas si lointaine. Or il y aura un pape émérite – à partir du 28
février 2013, à 20 heures, avec des effets en chaîne sur l’Eglise catholique
dont il est impossible d’estimer la portée.
Le
geste accompli par Joseph Ratzinger – ex-Benoît XVI dans quelques jours – est
d’un courage tel qu’à certaines éminences pourprées ou puissants monseigneurs
de curie il est apparu comme de la témérité, et que d’autres l’ont même pris
pour un signe de faiblesse, sinon de lâcheté.
C’est
en effet un geste qui aura l’effet historique, «épocal», de désacraliser la
figure du pontife, en l’alignant, dans l’imaginaire futur proche des fidèles,
sur celle d’un grand chef religieux et rien de plus. Résultat paradoxal de
l’action d’un pape qui peut vanter comme son plus grand succès (de son point de
vue, évidemment) le fait d’avoir mené à terme la normalisation, en un sens
traditionnaliste, de l’Eglise post-conciliaire déjà entreprise par Wojtyla.
Le
pape n’est pas seulement, comme on le dit souvent, le dernier souverain absolu,
parce que des souverains absolus qui abdiquent, il y en a eu. Le pape est, ou
du moins était jusqu’alors, un souverain absolu doté, aux yeux de ses fidèles,
d’un charisme absolument incomparable, celui de vicaire du Christ sur Terre, de
substitut dans l’en-deçà de la seconde personne de la Très Sainte Trinité, de
vice-Dieu en somme.
Mais
un ex-vice-Dieu est un non-sens, et le pape de Rome ne sera désormais que le
«primat» d’une Eglise, comme l’archevêque de Canterbury est le Primus inter
pares, mais avec un nombre infiniment plus grand de fidèles.
Double
paradoxe, parce qu’il finit par donner raison à son antagoniste historique,
Hans Küng, et aux plus progressistes des pères du concile Vatican II, dont
Ratzinger a réussi à effacer l’influence et même le souvenir ; et parce qu’avec
sa démission il a investi le trône de Pierre de ce «désenchantement du monde»
qui caractérise la modernité sécularisée et que son pontificat a constamment
combattu, avec d’ailleurs quelques succès obscurantistes significatifs
(reconnus par exemple par Jürgen Habermas).
En
somme, dans l’Eglise catholique pourront désormais cohabiter un pape-émérite et
un pape-pape – ce dernier dans la plénitude de ses fonctions certes (dans
l’hypothèse où l’ex-pape mène vraiment une vie cloîtrée) mais sans le charisme
de nature sacrée, perdue pour toujours.
Pourquoi
Benoît XVI s’est-il résolu à un geste si extrême et aux si grandes
conséquences, qui n’ont pas pu lui échapper ? Parce qu’il a voulu renverser le
sens traditionnel, qui semblait inaltérable, de l’acte de «se confier à Dieu»,
même dans la plus extrême faiblesse physique, et avec la certitude que l’Esprit
saint aurait suppléé les défaillances humaines du Berger ?
La
très longue agonie de Wojtyla a été l’exemple extrême le plus récent, et
décisif, pour la procédure exceptionnelle qui l’a voulu «saint tout de suite
!», de cette confiance standard dans l’aide de la divine providence, qui
semblait irrévocable. En soulignant au contraire son «inadéquation», Ratzinger
a introduit dans l’évaluation de ce qu’est «le bien de l’Eglise», un très
humain calcul rationnel, qui de fait redimensionne la surabondance des dons de
l’Esprit saint, dont l’assistance très spéciale prodiguée au Pontifex Maximus
lui garantit une surnaturelle infaillibilité s’il parle ex cathedra – alors que
cette sagesse mondaine est taxée sottovoce de lâche fuite et d’abandon de
responsabilité justement par les plus mondaines et «trafiquantes» de Leurs
Eminences.
On
ajoutera, en passant, que si le geste de Ratzinger traduit de la modestie, il
faudrait juger arrogant le comportement ostensiblement opposé de Wojtyla –
dilemme auquel on n’échappe qu’avec l’hypocrisie de la pensée unique, laquelle,
lorsqu’il s’agit d’un quelconque pape, ne s’époumone que dans la louange
servile ou le baisement des escarpins rouges, dilemme qu’on ne pourra pas
éviter longtemps.
Pourquoi
alors ce geste indiciblement hasardeux, voire périlleux ? Benoît XVI l’a dit
avec une clarté que l’on préfère refouler : «Pour gouverner la barque de saint
Pierre et annoncer l’Evangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi
nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle
manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère
qui m’a été confié.» J’ai souligné «esprit» (animo), parce que c’est là la clé
du renoncement de Ratzinger, qui se déclare «bien conscient de la gravité de
cet acte».
En
quoi Benoît XVI a-t-il pu se sentir à ce point «incapable d’administrer» le
ministère pétrinien ? Sous son égide, l’Eglise hiérarchique est devenue plus
unie que jamais, ne connaît plus de lacérations entre «progressistes» et
«conservateurs» – la dernière voix «hors chœur» a été celle du cardinal
Martini. L’homogénéité doctrinale des épiscopats n’avait jamais été aussi inoxydable.
Même vis-à-vis du «monde», le pape théologien peut se glorifier de quelques
succès non négligeables. Nous avons cité les éloges de Habermas (aujourd’hui le
philosophe laïque par excellence), nous pourrions ajouter la fascination
d’intellectuels à la page de la très laïque capitale qu’est Paris – Julia
Kristeva in primis (mais la liste est longue, et déprimante). Bref, le succès
inattendu qu’a connu la critique anti-illuministe, anti-Lumières de Ratzinger,
lorsqu’il a proposé aux non-croyants d’accueillir le principe sicuti Deus
daretur (se comporter tous comme si Dieu existait), parce que sans Dieu, et le
fondement éthique qui lui est attaché, c’est la société occidentale tout
entière qui irait vers l’abîme.
Il
ne reste donc qu’une seule «incapacité» qui expliquerait que Benoît XVI ait
récité le «mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa» : l’administration de
l’Eglise dans le sens le plus strictement curial du terme. Les conflits et les
vengeances entre cardinaux qui ont transformé les caves du Vatican en nids de
vipères, la guerre entre bandes qui, sous les fresques de Michel-Ange et de
Raphaël, voit luire les lames des couteaux et agir les poisons, sous la forme
mortelle de «dossiers» et de machines sophistiquées à produire de la boue.
Voilà les deux «saletés» de l’Eglise (selon le terme utilisé par Ratzinger au
cours de la via crucis de 2005) qui donnent matière aux rixes entre barrettes
rouges : le scandale des prêtres pédophiles et celui de la banque vaticane, le
IOR (Institut des œuvres religieuses). Sexe et argent, «auri sacra fames»
«exécrable faim de l’or» et «hominum divomque voluptas» «plaisir des hommes et
des dieux», les sempiternelles séductions de Mammon, contre lesquelles la
pourpre, symbole de disponibilité au martyre, devrait parfaitement immuniser.
Or, pour circonspect et graduel qu’il ait été, le choix fait par Ratzinger
d’ouvrir le vase d’iniquité de la pédophilie, et celui, encore plus prudent et
juste esquissé, de soustraire le IOR à la «finance canaille» (armure de
protection de la corruption et du recyclage mafieux) a suscité de monstrueuses
actions de résistance, et lancé la sarabande des machinations.
Du
reste (si on met de côté le cas, différent mais lié, des puissants
«légionnaires du Christ» et de leur chef, le tristement célèbre Marcial Maciel
Degollado, que Ratzinger, et ce n’est pas un hasard, «détruisit» dès son
élévation au trône), le seul contraste que Ratzinger ait eu avec Wojtyla a
concerné justement la pédophilie. Le cardinal de l’ex-Saint-Office insista
auprès du pape polonais pour que celui-ci marque un véritable tournant, allant
dans le sens de la transparence et d’une plus grande sévérité. Sans succès, car
la curie avait alors entre ses mains un pape incapable de gouverner dans les
dernières années à cause de la gravité de sa maladie. Spectre qui a sûrement
joué dans la décision prise maintenant par Benoît XVI.
VatiLeaks
n’a été que la pointe de l’iceberg, celle que nous connaissons, nous, communs
mortels, mais Benoît l’a eu tout entier en face de lui, dans son énormité
dévastatrice : les rapports des cardinaux Herranz, Tomko et De Giorgi ont dû
littéralement le bouleverser. D’autant plus que, dans toutes les intrigues
nauséabondes qui «défigurent le visage de l’Eglise», on trouve toujours,
immergé jusqu’au cou, son plus strict collaborateur depuis les temps de la
Congrégation pour la doctrine de la foi, Tarcisio Bertone, le très puissant
secrétaire d’Etat. Celui-ci, pour ce qui est des «individualismes», des
«rivalités», des comportements «de ceux qui veulent se montrer en spectacle»,
«les attitudes de ceux qui cherchent les applaudissements et les approbations»,
et autres «saletés» stigmatisées par Benoît XVI durant l’homélie des Cendres,
n’a que peu de rivaux dans les palais apostoliques. Au point qu’il a pris le
plein contrôle des finances vaticanes, en éjectant de la commission qui les
contrôle le cardinal Attilio Nicora, l’homme de l’ouverture (très timide, il
est vrai) et de la transparence, en nommant un président du IOR «à mi-temps»,
et en mettant avec une arrogance inouïe le prochain pape face au fait accompli.
Dans
l’affrontement entre bandes de prélats, Benoît XVI ne s’est pas senti de
choisir. Ne serait-ce que parce que les «cordées» qui s’opposent à celles de
Bertone ne brillent pas particulièrement par sainteté (son prédécesseur et
archi-ennemi, le cardinal Sodano, a été un des protecteurs historiques de
Degollado, par exemple). Devant cet écoulement souterrain de la «saleté» de
l’Eglise, Benoît XVI a baissé pavillon, il a avoué son incapacité, et choisi
l’unique voie qui lui paraît encore praticable, la prière.
Par
Paolo Flores D’Arcais, philosophe, directeur de la revue Micromega. Traduit de
l’italien par Robert Maggiori.
No hay comentarios.:
Publicar un comentario