27 feb 2013

Benoît XVI, le pape qui a vu «le visage défiguré» de l’Eglise/ Paolo Flores d’Arcais


Benoît XVI, le pape qui a vu «le visage défiguré» de l’Eglise/ Paolo Flores d’Arcais
Libération | 24 de febrero de 2013
«Il n’y a pas de place pour un pape émérite», déclara sèchement Karol Wojtyla en l’année 1994, pas si lointaine. Or il y aura un pape émérite – à partir du 28 février 2013, à 20 heures, avec des effets en chaîne sur l’Eglise catholique dont il est impossible d’estimer la portée.
Le geste accompli par Joseph Ratzinger – ex-Benoît XVI dans quelques jours – est d’un courage tel qu’à certaines éminences pourprées ou puissants monseigneurs de curie il est apparu comme de la témérité, et que d’autres l’ont même pris pour un signe de faiblesse, sinon de lâcheté.

C’est en effet un geste qui aura l’effet historique, «épocal», de désacraliser la figure du pontife, en l’alignant, dans l’imaginaire futur proche des fidèles, sur celle d’un grand chef religieux et rien de plus. Résultat paradoxal de l’action d’un pape qui peut vanter comme son plus grand succès (de son point de vue, évidemment) le fait d’avoir mené à terme la normalisation, en un sens traditionnaliste, de l’Eglise post-conciliaire déjà entreprise par Wojtyla.
Le pape n’est pas seulement, comme on le dit souvent, le dernier souverain absolu, parce que des souverains absolus qui abdiquent, il y en a eu. Le pape est, ou du moins était jusqu’alors, un souverain absolu doté, aux yeux de ses fidèles, d’un charisme absolument incomparable, celui de vicaire du Christ sur Terre, de substitut dans l’en-deçà de la seconde personne de la Très Sainte Trinité, de vice-Dieu en somme.
Mais un ex-vice-Dieu est un non-sens, et le pape de Rome ne sera désormais que le «primat» d’une Eglise, comme l’archevêque de Canterbury est le Primus inter pares, mais avec un nombre infiniment plus grand de fidèles.
Double paradoxe, parce qu’il finit par donner raison à son antagoniste historique, Hans Küng, et aux plus progressistes des pères du concile Vatican II, dont Ratzinger a réussi à effacer l’influence et même le souvenir ; et parce qu’avec sa démission il a investi le trône de Pierre de ce «désenchantement du monde» qui caractérise la modernité sécularisée et que son pontificat a constamment combattu, avec d’ailleurs quelques succès obscurantistes significatifs (reconnus par exemple par Jürgen Habermas).
En somme, dans l’Eglise catholique pourront désormais cohabiter un pape-émérite et un pape-pape – ce dernier dans la plénitude de ses fonctions certes (dans l’hypothèse où l’ex-pape mène vraiment une vie cloîtrée) mais sans le charisme de nature sacrée, perdue pour toujours.
Pourquoi Benoît XVI s’est-il résolu à un geste si extrême et aux si grandes conséquences, qui n’ont pas pu lui échapper ? Parce qu’il a voulu renverser le sens traditionnel, qui semblait inaltérable, de l’acte de «se confier à Dieu», même dans la plus extrême faiblesse physique, et avec la certitude que l’Esprit saint aurait suppléé les défaillances humaines du Berger ?
La très longue agonie de Wojtyla a été l’exemple extrême le plus récent, et décisif, pour la procédure exceptionnelle qui l’a voulu «saint tout de suite !», de cette confiance standard dans l’aide de la divine providence, qui semblait irrévocable. En soulignant au contraire son «inadéquation», Ratzinger a introduit dans l’évaluation de ce qu’est «le bien de l’Eglise», un très humain calcul rationnel, qui de fait redimensionne la surabondance des dons de l’Esprit saint, dont l’assistance très spéciale prodiguée au Pontifex Maximus lui garantit une surnaturelle infaillibilité s’il parle ex cathedra – alors que cette sagesse mondaine est taxée sottovoce de lâche fuite et d’abandon de responsabilité justement par les plus mondaines et «trafiquantes» de Leurs Eminences.
On ajoutera, en passant, que si le geste de Ratzinger traduit de la modestie, il faudrait juger arrogant le comportement ostensiblement opposé de Wojtyla – dilemme auquel on n’échappe qu’avec l’hypocrisie de la pensée unique, laquelle, lorsqu’il s’agit d’un quelconque pape, ne s’époumone que dans la louange servile ou le baisement des escarpins rouges, dilemme qu’on ne pourra pas éviter longtemps.
Pourquoi alors ce geste indiciblement hasardeux, voire périlleux ? Benoît XVI l’a dit avec une clarté que l’on préfère refouler : «Pour gouverner la barque de saint Pierre et annoncer l’Evangile, la vigueur du corps et de l’esprit est aussi nécessaire, vigueur qui, ces derniers mois, s’est amoindrie en moi d’une telle manière que je dois reconnaître mon incapacité à bien administrer le ministère qui m’a été confié.» J’ai souligné «esprit» (animo), parce que c’est là la clé du renoncement de Ratzinger, qui se déclare «bien conscient de la gravité de cet acte».
En quoi Benoît XVI a-t-il pu se sentir à ce point «incapable d’administrer» le ministère pétrinien ? Sous son égide, l’Eglise hiérarchique est devenue plus unie que jamais, ne connaît plus de lacérations entre «progressistes» et «conservateurs» – la dernière voix «hors chœur» a été celle du cardinal Martini. L’homogénéité doctrinale des épiscopats n’avait jamais été aussi inoxydable. Même vis-à-vis du «monde», le pape théologien peut se glorifier de quelques succès non négligeables. Nous avons cité les éloges de Habermas (aujourd’hui le philosophe laïque par excellence), nous pourrions ajouter la fascination d’intellectuels à la page de la très laïque capitale qu’est Paris – Julia Kristeva in primis (mais la liste est longue, et déprimante). Bref, le succès inattendu qu’a connu la critique anti-illuministe, anti-Lumières de Ratzinger, lorsqu’il a proposé aux non-croyants d’accueillir le principe sicuti Deus daretur (se comporter tous comme si Dieu existait), parce que sans Dieu, et le fondement éthique qui lui est attaché, c’est la société occidentale tout entière qui irait vers l’abîme.
Il ne reste donc qu’une seule «incapacité» qui expliquerait que Benoît XVI ait récité le «mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa» : l’administration de l’Eglise dans le sens le plus strictement curial du terme. Les conflits et les vengeances entre cardinaux qui ont transformé les caves du Vatican en nids de vipères, la guerre entre bandes qui, sous les fresques de Michel-Ange et de Raphaël, voit luire les lames des couteaux et agir les poisons, sous la forme mortelle de «dossiers» et de machines sophistiquées à produire de la boue. Voilà les deux «saletés» de l’Eglise (selon le terme utilisé par Ratzinger au cours de la via crucis de 2005) qui donnent matière aux rixes entre barrettes rouges : le scandale des prêtres pédophiles et celui de la banque vaticane, le IOR (Institut des œuvres religieuses). Sexe et argent, «auri sacra fames» «exécrable faim de l’or» et «hominum divomque voluptas» «plaisir des hommes et des dieux», les sempiternelles séductions de Mammon, contre lesquelles la pourpre, symbole de disponibilité au martyre, devrait parfaitement immuniser. Or, pour circonspect et graduel qu’il ait été, le choix fait par Ratzinger d’ouvrir le vase d’iniquité de la pédophilie, et celui, encore plus prudent et juste esquissé, de soustraire le IOR à la «finance canaille» (armure de protection de la corruption et du recyclage mafieux) a suscité de monstrueuses actions de résistance, et lancé la sarabande des machinations.
Du reste (si on met de côté le cas, différent mais lié, des puissants «légionnaires du Christ» et de leur chef, le tristement célèbre Marcial Maciel Degollado, que Ratzinger, et ce n’est pas un hasard, «détruisit» dès son élévation au trône), le seul contraste que Ratzinger ait eu avec Wojtyla a concerné justement la pédophilie. Le cardinal de l’ex-Saint-Office insista auprès du pape polonais pour que celui-ci marque un véritable tournant, allant dans le sens de la transparence et d’une plus grande sévérité. Sans succès, car la curie avait alors entre ses mains un pape incapable de gouverner dans les dernières années à cause de la gravité de sa maladie. Spectre qui a sûrement joué dans la décision prise maintenant par Benoît XVI.
VatiLeaks n’a été que la pointe de l’iceberg, celle que nous connaissons, nous, communs mortels, mais Benoît l’a eu tout entier en face de lui, dans son énormité dévastatrice : les rapports des cardinaux Herranz, Tomko et De Giorgi ont dû littéralement le bouleverser. D’autant plus que, dans toutes les intrigues nauséabondes qui «défigurent le visage de l’Eglise», on trouve toujours, immergé jusqu’au cou, son plus strict collaborateur depuis les temps de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Tarcisio Bertone, le très puissant secrétaire d’Etat. Celui-ci, pour ce qui est des «individualismes», des «rivalités», des comportements «de ceux qui veulent se montrer en spectacle», «les attitudes de ceux qui cherchent les applaudissements et les approbations», et autres «saletés» stigmatisées par Benoît XVI durant l’homélie des Cendres, n’a que peu de rivaux dans les palais apostoliques. Au point qu’il a pris le plein contrôle des finances vaticanes, en éjectant de la commission qui les contrôle le cardinal Attilio Nicora, l’homme de l’ouverture (très timide, il est vrai) et de la transparence, en nommant un président du IOR «à mi-temps», et en mettant avec une arrogance inouïe le prochain pape face au fait accompli.
Dans l’affrontement entre bandes de prélats, Benoît XVI ne s’est pas senti de choisir. Ne serait-ce que parce que les «cordées» qui s’opposent à celles de Bertone ne brillent pas particulièrement par sainteté (son prédécesseur et archi-ennemi, le cardinal Sodano, a été un des protecteurs historiques de Degollado, par exemple). Devant cet écoulement souterrain de la «saleté» de l’Eglise, Benoît XVI a baissé pavillon, il a avoué son incapacité, et choisi l’unique voie qui lui paraît encore praticable, la prière.
Par Paolo Flores D’Arcais, philosophe, directeur de la revue Micromega. Traduit de l’italien par Robert Maggiori.

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