12 ago 2009

La opinión del profesor Wieviorka

La crise, ou la purge ?/ Michel Wieviorka
LIBERATION, 11/08/09;
Il en est de la crise financière et économique un peu comme de la pandémie de la grippe A (H1N1) : on ne sait jamais très bien si ce qu’en disent les médias est à la hauteur du problème ou bien dans l’excès et la dramatisation ou bien encore, au contraire, dans la sous-estimation et la banalisation. A l’automne dernier, à l’évidence, la crise était une immense catastrophe, comparable à la Grande Dépression de 1929. Née aux Etats-Unis, dans des secteurs relativement délimités, des dérives du crédit immobilier et du crédit à la consommation, la crise financière s’étendait au monde entier, et envahissait la vie économique et sociale. La croissance allait s’effondrer. Les pronostics politiques complétaient le tableau : la crise allait engendrer des violences, des émeutes, des phénomènes de racisme et de xénophobie, elle allait alimenter les extrêmes, à droite comme à gauche, et peut-être même serait-elle l’antichambre de nouveaux totalitarismes, comme ce fut le cas dans les années 30.
Un an après son déclenchement médiatique, le discours sur la crise a bien changé. Experts, politiques et médias semblent penser désormais, dans l’ensemble, que le pire est passé. Les prévisions de croissance sont à la hausse, la chute du PIB, là où elle était annoncée, sera, nous dit-on, moins grave que prévu. La Chine (avec 8 % de croissance) ou l’Inde (avec 6 %) devraient, grâce à la demande intérieure qui y demeure forte, maintenir cette année des taux de croissance élevés, contribuant ainsi à tirer l’économie mondiale vers le haut. Le secteur de l’immobilier, parmi les plus atteints, serait désormais «convalescent» et non plus moribond ou très malade. La consommation des ménages commencerait à se relancer.
Les annonces de troubles spectaculaires n’ont finalement, à ce jour, guère été suivies d’effets : il n’y a pas eu de grande flambée xénophobe ou raciste, par exemple, et les analyses des quelques événements les plus inquiétants incitent à les relativiser. Ainsi, on a beaucoup parlé, cet hiver, de campagnes d’opinion en Angleterre pour écarter les migrants de l’emploi. En fait, la xénophobie était bien moins importante que la protestation des travailleurs et des syndicats anglais constatant que certains employeurs profitaient de la crise pour embaucher des étrangers en contournant la législation sociale. Les élections européennes de juin, tout en indiquant une légère poussée des partis nationalistes et d’extrême droite, n’ont pas marqué un puissant mouvement en leur faveur, et les partis d’extrême gauche n’ont guère prospéré. Le plus significatif, en matière politique, a été plutôt le retour des Etats et leur capacité à intervenir dans le domaine de l’économie et de la finance, mettant fin sinon à la réalité, du moins à l’idéologie du néolibéralisme, sur un mode se rapprochant plus ou moins des principes keynésiens.
Et non seulement le pire serait derrière nous, mais ceux par qui le scandale est arrivé, dans l’univers de la banque et de la finance, témoignent apparemment d’une insolente santé. L’on apprend ainsi que bien des traders pourraient bénéficier cette année de fortes primes pour leurs bons et loyaux services aux établissements qui les emploient – business as usual.
Ce tableau d’une économie qui repart après quelques mois de sueurs froides est-il acceptable ? On peut en douter. Car en même temps, les difficultés souvent impressionnantes continuent d’affecter de larges pans de la population, partout dans le monde. Les destructions de postes, les suppressions d’emplois, les fermetures d’établissements, le chômage demeurent des réalités massives dans de nombreux pays, la baisse des revenus aussi. Tous les secteurs de la vie économique ne sont pas frappés de la même façon. Comment expliquer que certaines industries soient plus touchées que d’autres, l’automobile par exemple ? Est-ce la nature des biens produits – on peut différer l’achat d’une voiture ? Est-ce l’archaïsme – qui faisait par exemple que General Motors pensait 4 x 4 alors qu’il aurait fallu construire des véhicules adaptés à la nouvelle donne énergétique et environnementale ? Est-ce le mode d’organisation de la production – avec les travailleurs protégés de la maison mère et ceux, hautement vulnérables, de la sous-traitance ?
Toujours est-il que du point de vue de l’industrie, la situation, si elle devait se confirmer, fait penser à une purge dans laquelle, finalement, le capitalisme se relancerait après avoir éliminé les secteurs ou les entreprises insuffisamment adaptés à la globalisation actuelle. Faut-il parler en définitive d’une modernisation limitée, d’une «destruction créatrice» – selon l’expression de Joseph Schumpeter – pas si massive que l’on croyait, ni dans le sens de la destruction ni dans celui de la création, plus ou moins associée à des projets de «croissance verte» et s’accommodant en réalité d’une certaine continuité dans le fonctionnement du système ? On pourrait le penser quand on constate que les actions sociales les plus spectaculaires – séquestrations de patrons, menaces d’explosion – ont pour principal objectif non pas de sauver l’emploi, non pas de dire «non, stop à la destruction», mais plutôt d’obtenir des indemnités conséquentes.
Mais ne voir que ces actions, c’est passer à côté d’innombrables drames humains où il n’y a pas les ressources pour conduire une action collective. Car les victimes de la crise ne se recrutent pas de manière identique dans toute la population. Parmi les plus exposés, on compte certainement les migrants qui sont les premiers à être licenciés et dont le taux de chômage est très supérieur à celui d’autres catégories. Ce qui a des effets en cascade : sans emploi, les migrants risquent de devoir choisir entre basculer dans l’illégalité ou retourner au pays – ils préfèrent le plus souvent rester dans le pays d’accueil. Autre conséquence : les beaux discours sur l’intégration ou sur la diversité sont ici vite artificiels. Par ailleurs, sans ressources, les mêmes migrants ne peuvent plus adresser d’argent à leur famille restée au pays, ce qui y affecte le développement. Même s’il n’y a pas de manifestation spectaculaire de racisme ou de xénophobie, la pression de l’opinion raciste ou xénophobe sur les politiques publiques ou d’immigration devient considérable.
La crise n’est pas terminée pour ceux qui continuent à voir se dérouler la spirale de la perte d’emploi et de l’amenuisement des ressources et qui sont l’objet de la purge actuelle. Et elle continue d’exercer son impact, particulièrement négatif, sur les phénomènes migratoires : c’est ce qui rend encore plus insupportables les annonces de relance de la croissance et le retour des traders.

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