Requiem pour Wagner/Eric Hoesli
Comme Washington en 2021, la Russie vient de vivre son assaut du Capitole. Qui aurait pu imaginer, il y a cinq ans encore, qu’au cœur des deux superpuissances dominantes de la seconde moitié du XXe siècle le pouvoir puisse être agressé de façon aussi brutale et primitive?
Il ne fait aucun doute que le régime russe a pris la menace très au sérieux. Preuve en est le parallèle immédiatement dressé par Vladimir Poutine avec les périodes les plus noires de l’histoire russe: la smouta, un terme désignant le tragique Interrègne du début du XVIIe siècle durant lequel les armées étrangères se sont emparées de Moscou, les mutineries de 1917 préludes à la Révolution, ou la guerre civile qui a suivi et provoqué des millions de morts.
Un millier de véhicules et de blindés, divisés en quatre colonnes et traversant 800 kilomètres pour rouler sur la capitale: cela rappelle plus encore les révoltes cosaques contre les tsars, celle d’Emelian Pougatchev notamment dont les cohortes armées sont autrefois remontées vers Moscou en brisant toute résistance pour être finalement matées in extremis par l’armée impériale. Même caractère frondeur sans trop d’espoir de réussite, même absence de projet, même exigence rageuse de respect et de justice. Sans doute le Kremlin a-t-il préféré dans les circonstances présentes convoquer des exemples de trahison et d’anarchie plutôt que ceux de révoltes portées par la colère populaire. En Russie, le spectre du chaos est un épouvantail extrêmement puissant et efficace. Chacun sait, par sa propre histoire personnelle et familiale, ce qu’il en coûte de laisser le pays sombrer dans les expériences, les aventures et le désordre qui leur succède. Le pouvoir en est bien conscient et en use régulièrement. Il en a de nouveau tiré profit lors de la mutinerie des hommes de Wagner.
Comment expliquer pourtant le soudain essor de ce Pougatchev modèle 2023 et l’ampleur de la menace qu’il est parvenu à exercer sur le pouvoir? Au fond, Evgueni Prigojine n’est ni un idéologue, ni un politique, ni même un militaire. Ce n’est certainement pas non plus un opposant à la guerre dont il a fait son métier et tire sa fortune. L’ancien truand, courtisan talentueux devenu homme d’affaires, s’est retrouvé engagé dans un combat existentiel pour la survie de son armée privée et du groupe Wagner qui l’accompagne.
Ne répondant à aucun cadre légal en Russie, le groupe Wagner est formellement hors la loi. Ce statut ne posait pas trop de problèmes tant que ses activités se limitaient à l’Afrique ou au Moyen-Orient, mais dès l’instant où, au printemps 2022, les «musiciens» ont été invités à prendre leur place sur le front d’Ukraine, Evgueni Prigojine s’est retrouvé dans un combat sans merci contre l’armée régulière russe et son ministre Sergueï Choïgou. Concurrence budgétaire (selon Vladimir Poutine, le groupe Wagner a obtenu l’équivalent de 1 milliard de francs suisses de la part de l’Etat depuis le début du conflit), concurrence opérationnelle (Qui est subordonné à qui? Qui prend les initiatives tactiques et en assume les responsabilités?), et concurrence dans le processus de recrutement de volontaires (Quels avantages? Et quel prestige?) ont mortellement envenimé les rapports entre le groupe Wagner et le Ministère de la défense.
De ce conflit institutionnel somme toute assez trivial, Evgueni Prigojine, le suractif de la communication, a su faire une cause publique. Mois après mois, jour après jour, heure après heure sur les réseaux sociaux, le chef d’orchestre de Wagner a monté son procès contre la hiérarchie militaire, son état-major et son ministre, dénonçant tour à tour l’arrogance, l’incompétence, la stupidité de certaines décisions ou la corruption de l’entourage des officiers supérieurs. Lui-même brutal avec ses hommes, n’hésitant pas à sacrifier de nombreuses vies pour atteindre ses objectifs militaires, mais présent à leurs côtés dans les tranchées, Prigojine s’est peu à peu forgé une légende d’avocat des poilus. Décidé à gagner cette guerre au prix fort, auréolé qui plus est de la prise de Bakhmout après une sanglante bataille, il met en scène son respect des hommes, y compris de ses adversaires: le voici organisant la remise aux Ukrainiens de dizaines de cercueils contenant les cadavres de leurs soldats abandonnés, couverts du drapeau jaune et bleu, ou le voilà tonnant dans les provinces russes contre des fonctionnaires refusant les honneurs militaires lors de l’enterrement de ses mercenaires. Il crache sur les élites et les oligarques. Ce n’est nul hasard s’il baptise «Marche de la justice» l’assaut lancé contre la hiérarchie moscovite. Prisant le rôle du méchant, usant de l’argot carcéral et volontiers vulgaire dans ses innombrables échanges avec les journalistes étrangers, il est «celui qui dit tout haut ce que l’on pense tout bas», l’incarnation des frustrations d’une bonne partie de l’armée.
Aucun régime ne sort indemne d’une tentative de coup d’Etat
On comprend que ce rôle symbolique d’avocat des tranchées ait longtemps inspiré réserve et prudence à Vladimir Poutine, tolérant de façon très inhabituelle les exagérations et les insultes publiques à l’adresse de la tête de son armée. Mais en sortant de ses casernes, Evgueni Prigojine et ses hommes ont franchi le Rubicon.
Le maître du Kremlin n’est pas connu pour sa mansuétude envers ceux qui lui ont manqué de loyauté. «Insurrection», «trahison», «coup de poignard dans le dos» sont des termes définitifs dans la bouche d’un Vladimir Poutine. Durant toute sa carrière en effet, la fidélité à son égard a toujours été l’exigence première requise de ses subordonnés. Sous le tsar Poutine, on peut être convaincu de malversations et rester impuni, épargné ou simplement mis au placard. Les exemples abondent. Mais dans son code de conduite, un comportement jugé déloyal n’autorise aucun retour en grâce.
Punir Wagner sans désespérer les tranchées est le défi qui attend maintenant le Kremlin. Le tsar ne peut plus jouer les arbitres et rester, comme il l’affectionne, au-dessus de la mêlée. Déjà, les correspondants de guerre russes postés sur le front se font les porte-parole des soldats qu’ils côtoient pour conjurer le pouvoir de ne pas confondre Prigojine avec son message. La défaite de Wagner, disent-ils en substance, ne peut pas devenir la victoire du Ministère de la défense.
Aucun régime, même démocratique, ne sort indemne d’une tentative de coup d’Etat. Immanquablement, règlements de comptes, dénonciations, poursuites et recherche des ennemis intérieurs potentiels s’insinuent partout dans les mécanismes du pouvoir. Les purges se succèdent, les espaces de liberté se restreignent, tout va se durcissant. La Turquie d’Erdogan en est un bon exemple, la Russie d’après la marche de Wagner n’y échappera pas non plus. Le coup d’Etat a échoué mais le malaise subsiste. La conduite de la guerre en est l’enjeu. Vladimir Poutine entre maintenant dans la phase la plus difficile de son règne.
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