Berlin, un leadership par défaut/Anne-Marie Le Gloannec, directrice de recherche au CERI-Sciences Po
LE MONDE, 09/11/09;
Il y a vingt ans, l’ouverture du Mur avait suscité la liesse. Dans certaines capitales occidentales, l’inquiétude ne s’en était pas moins fait jour à la perspective d’une Allemagne réunifiée qui se serait rapidement déportée vers l’Est, “la république de Berlin”…
Cependant, ceux-là mêmes qui craignaient le “retour de la Prusse” pressaient aussi l’Allemagne réunifiée de s’engager aux côtés de la communauté internationale, dans les Balkans notamment – pour la “socialiser” en somme. Toujours est-il que dans ces années 1990, les élites allemandes allaient entamer une réflexion sur la puissance et les intérêts de leur pays. Gerhard Schröder sera le premier chancelier à prononcer le mot “puissance”, ce qu’aucun chancelier allemand n’avait jusqu’alors fait – sans pour autant négliger les intérêts de l’Allemagne divisée. Vingt ans après, la réflexion est restée en suspens ou, plus exactement, l’Allemagne réunifiée et souveraine n’est pas celle qu’on attendait, ni trop forte ni trop faible, une Allemagne qui ne pousse plus les feux de l’intégration européenne, dont de toute façon presque plus personne ne veut en Europe, une Allemagne dont le souci majeur est d’assurer sa place dans la globalisation.
En même temps qu’il oeuvrait à la réunification, parfois sans consulter ses partenaires, le chancelier Kohl donnait les gages de son européanisme : l’union économique et monétaire et l’abandon du deutsche mark sur l’autel de l’Europe qui devaient parachever l’”ancrage en Occident”, voire une union politique et des avancées fédérales dont il ne restera, à Maastricht, que les politiques étrangère et de sécurité communes, frilosités françaises et britanniques aidant.
Aux négociations d’Amsterdam, qui devaient poursuivre les avancées de Maastricht, le chancelier surprit cependant : il devenait pour la première fois le chancelier du refus, s’opposant, avec ses Länder, à l’introduction de la majorité qualifiée pour certaines décisions concernant les affaires de justice et de sécurité intérieure. Les coïncidences et les correspondances, qui avaient naguère permis qu’intérêts allemands et français se déclinent conjointement dans une perspective européenne, s’estompaient en cette dernière décennie du siècle et le chancelier Kohl se retrouvait bien seul, sans le soutien de Jacques Chirac, que la chose franco-allemande n’intéressait guère.
Les uns et les autres se retrouvaient cependant dans l’ancienne Yougoslavie. Alors que, un temps, Volker Rühe, ministre de la défense du chancelier, n’avait pas voulu engager la Bundeswehr là où la Reichswehr avait commis des exactions, le gouvernement et le Parlement allemands dépêchèrent des troupes dans l’ancienne Yougoslavie – après que la Cour constitutionnelle en eut donné le feu vert.
En 1999, pendant la campagne du Kosovo, le chancelier Gerhard Schröder, flanqué de son ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer, et de son ministre de la défense, Rudolf Scharping, en avait appelé à la conscience morale de ses compatriotes pour lutter, aux côtés de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), contre la Serbie : “Plus jamais d’Auschwitz”, avait-il rappelé. Ce fut d’ailleurs l’Allemagne, présidant alors le conseil de l’Union, qui par une médiation discrète mit fin aux hostilités, et ce fut elle qui ficela le plan de stabilisation des Balkans.
Certes, Gerhard Schröder refusa de participer à la guerre contre le régime de Saddam Hussein. Il n’en demeure pas moins que, dix ans plus tard, plus de 7 000 soldats sont déployés dans ce qu’on appelait naguère le “hors-zone (OTAN)”, du Congo et du Liban à l’Afghanistan – selon Peter Struck, ancien ministre de la défense de la grande coalition, la sécurité de l’Occident commence à l’Hindou Koush…
De présidence de l’Union en présidence de l’Union, celle de 2007 ne fut pas moins une réussite que celle de 1999 : la nouvelle chancelière, “la reine de l’Occident”, pour reprendre la formule de Josef Joffe, y trouva un compromis qui ouvrit la voie au traité de Lisbonne et forgea le fameux paquet climatique de 20-20-20 (prévoyant une réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre, 20 % d’économie d’énergie et une augmentation des énergies renouvelables d’ici à l’horizon 2020).
Peut-on pour autant parler de puissance allemande ? Certes l’Allemagne est, selon les années, premier ou deuxième exportateur mondial de biens. Entreprises et gouvernement investissent dans la recherche pour garder, notamment face à la Chine, cette compétitivité sans laquelle leur économie, orientée vers l’exportation, n’est rien. Ils forgent des partenariats stratégiques avec la Russie et la Chine…
Poussé à la porte d’Areva par le gouvernement français, Siemens s’est attaché comme partenaire le russe Rosatom, et la reprise d’Opel par le canadien Magna et la banque russe Sberbank – annulée par General Motors – aurait dû, pensait-on à Berlin, ouvrir le marché russe à l’automobile allemande, avec pour toile de fond un calcul politique : l’insertion de la Russie en Europe par la modernisation de son économie.
Il n’en demeure pas moins que le vieillissement de sa population pèse sur l’économie et sur la politique allemandes. Avec une population de 65 millions d’habitants d’ici à trente ans – contre 80 actuellement -, et une proportion de retraités qui sera passée d’un cinquième à un tiers, l’Allemagne voit son marché se rétrécir et ses provinces de l’Est se vider. L’humeur est sinon au repli sur soi, du moins au “provincialisme” : la réunification avait mobilisé les énergies, la gestion du rétrécissement absorbera ce qui en reste…
Malgré les trésors de pédagogie que les gouvernements successifs ont déployés pour convaincre la population de la nécessité d’engagements militaires, plus de la moitié des Allemands refusent d’endosser toute responsabilité internationale et près de 70 % d’entre eux estiment qu’aucun objectif politique ne justifie l’utilisation de la force.
Au coeur de l’Europe, l’Allemagne, réunifiée, prospère, vieillissante, définit par défaut les paramètres de l’Union européenne. Deux récentes décisions dont les objectifs avoués sont, pour l’une, de remettre en ordre les finances publiques et, pour l’autre, de protéger l’ordre démocratique allemand, circonscrivent étroitement la marge de manoeuvre de tout gouvernement présent et futur au sein de l’Union : la première limite constitutionnellement l’endettement futur de la fédération allemande, hypothéquant par là même toute coordination économique européenne – même si pour l’heure le programme gouvernemental prévoit des réductions d’impôt et des dépenses que les critiques jugent inconsidérées ; la seconde, fondée sur l’interprétation que la Cour constitutionnelle fait du traité de Lisbonne, met un frein à tout transfert futur de souveraineté dans un nombre précis de domaines.
Ainsi l’Allemagne enterre-t-elle le rêve européen pour lui substituer deux visions moins coûteuses : intégrer la Russie en Europe et assurer la place de l’Allemagne dans l’économie globalisée.
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